Doctrine sociale ou sociétale ?

Tous les 15 jours, retrouvez Pierre-Yves Stucki et sa chronique sur la pensée sociale et l’actualité, au micro de Paul Keil sur Radio Jérico.

Le catholicisme s’est retrouvé au cœur de l’actualité politique ces dernières semaines, en particulier lorsque chacun des deux finalistes de la primaire de la droite et du centre s’est réclamé, chacun à son tour, du pape François. Ceux des catholiques qui ont parfois une certaine tendance à se penser marginalisés, évacués d’un monde sécularisé, pourraient se réjouir. Pourtant ces invocations à la figure du pape ne sont pas exemptes d’ambiguïtés.

À quel titre en effet les candidats pouvaient-ils se revendiquer du Magistère de l’Église et de la doctrine sociale ? Les implications de l’option préférentielle pour les pauvres ou de la destination universelle des biens n’étaient pas flagrantes dans les deux programmes qui étaient en réalité très proches sur le plan économique et social, partageant une même orientation libérale, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est fortement contestée par la doctrine sociale et par le pape François en particulier.

Le choix s’est fait sans doute bien davantage sur le style des deux hommes, et beaucoup sur les questions sociétales – en particulier la réécriture de la loi Taubira, mise en avant par le soutien de Sens Commun, et la position de François Fillon sur l’IVG, exploitée de façon un peu grossière entre les deux tours.

Dire que ces références au pape n’étaient que des « marqueurs identitaires » où la doctrine sociale n’avait rien à voir, serait cependant aller un peu trop vite en besogne ! En effet, la distinction entre social et sociétal n’est pas vraiment pertinente pour la doctrine sociale, qui propose une compréhension globale de la société. Les thématiques sociétales y sont donc aussi présentes. Le Compendium consacre ainsi un chapitre entier à la famille, et réaffirme le « droit inviolable à la vie — depuis le moment de la conception jusqu’à la mort naturelle —, le premier de tous les droits et la condition de tous les autres droits de la personne ».

C’est dans la continuité de ce droit mais avec une argumentation portant sur la liberté de conscience et d’expression que l’épiscopat français vient de prendre fermement position contre l’extension du délit d’entrave numérique à l’IVG. Celui-ci vise en effet non pas à condamner l’entrave effective mais à limiter toute expression alternative au discours officiel, portant par là même atteinte à la liberté d’expression et de conviction – et suscitant à ce titre les réserves de figures aussi peu suspectes de bigoterie que l’avocate Caroline Mécary, Guillaume Erner (Charlie Hebdo), ou encore la Quadrature du net. La prise de position de l’épiscopat s’inscrit dans la doctrine sociale qui affirme « la liberté d’accès aux moyens de communication sociale, pour laquelle toute forme de monopole et de contrôle idéologique doit être évitée ; la liberté de recherche, de divulgation de la pensée, de débat et de confrontation. »

L’un des grands drames de la situation politique actuelle consiste à nous placer dans une fausse opposition entre social et sociétal. C’est parce qu’elle tient ensemble toutes ces exigences que la doctrine sociale est riche et féconde. Si elle procédait à une réduction, à un écrasement de l’un par l’autre, elle deviendrait une idéologie politique qui s’ajouterait à la longue liste des idéologies qui ont causé tant de dégâts.

Nous devons résister à la tentation permanente de ne retenir dans la doctrine sociale que ce qui nous semble important. À quel titre, au nom de quoi, pourrions-nous prétendre que veiller à la destination universelle des biens dispenserait de veiller au respect du droit à la vie ? Ou inversement, que promouvoir « la famille fondée sur la mariage entre un homme et un femme » rendrait secondaire le droit à une juste rémunération et à une juste distribution des revenus ?

Mesdames et Messieurs les politiques, puisque vous voulez vous référez au pape, écoutez-le. Mais écoutez-le vraiment, et complètement. Et cette invitation vaut bien sûr aussi pour tous les citoyens. En essayant de nous défaire des prismes idéologiques qui font qu’on n’en retient que ce que l’on a envie d’entendre.

 

Pierre-Yves Stucki, vice-président des SSF

Chronique du 6 décembre 2016

8 Commentaires

  1. Burgelin

    Doctrine ou discours ?

  2. Jean-Pierre

    Le mot « doctrine » est en effet toujours discuté. Selon les auteurs et leur manière de voir, on a ainsi tout un panel de termes qui vont crescendo du discours à la doctrine en passant par la pensée et l’enseignement.
    Les jésuites du CERAS se sont résignés à l’appellation « doctrine sociale » sur leur site à leur cœur défendant tout simplement … parce que le référencement ne reconnaissait pas le « discours social » ! http://www.doctrine-sociale-catholique.fr/
    En réalité les termes discours, pensée ou enseignement ont ceci d’intéressant qu’au lieu d’insister sur des règles ou des normes, ou encore des concepts, ils mettent l’accent sur une dynamique. Si l’on met davantage l’accent sur la dynamique, les tentatives de « récupération » de la pensée sociale de l’Église deviennent beaucoup plus compliqués. C’est ainsi que le « Compendium », certes utile, doit toujours être relativisé par rapport à ses sources c’est-à-dire les textes magistériels eux-mêmes contextualisés. Sur tous ces points il faut lire – jusqu’au bout ! – l’excellente mise au point de Bertrand Hériard-Dubreuil, directeur du Ceras et membre du Conseil des Semaines sociales sur le site déjà mentionné : http://www.doctrine-sociale-catholique.fr/index.php?id=7209

  3. Pierre-Yves Stucki

    A lire également, ce texte de Bernard Laurent paru dans La Croix :
    Primaire de la droite : mais où est passé le catholicisme social  ?
    http://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/Primaire-de-la-droite-mais-ou-est-passe-le-catholicisme-social-2016-12-06-1200808399
    « Pourtant la morale comme la personne humaine ne se divisent pas. Il n’y a pas d’un côté la morale privée, de l’autre la morale sociale, ce que rappelle sans cesse le pape François qui, fidèle à la doctrine catholique, place la dignité de la personne humaine au cœur du magistère pour défendre la vie certes mais aussi pour approcher les questions économiques et sociales »

  4. Jean-Pierre

    Bien sûr Pierre-Yves, c’est bien ce que rappelle François. Mais ce que dit l’article que tu cites, un bon article d’ailleurs, c’est qu’il y a une inflexion à la fois du catholicisme social français « intransigeant sur les mœurs, libéral en économie » et du catholicisme social papal, « François juge « grossière » et « naïve » la confiance que l’on accorde « aux mécanismes sacralisés du système économique dominant » (Evangelii gaudium, n.54). »
    La contextualisation est tout de même la clé pour comprendre et penser ce grand écart actuel. Rappelons pour mémoire que les Semaines sociales de France ont choisi, en 1904, de s’arrimer à Rome pour éviter les querelles franco-françaises.

  5. Raphaël B.

    J’ai le lointain souvenir d’avoir tenté d’écrire une tribune pour les SSF qui appelait notamment les Verts, se référant au pape, à l’écouter vraiment et complètement.
    Cette dernière, alors même que la loi d’entrave numérique n’avait pas été encore votée, a hélas été censurée puisqu’on y parlait sans détour d’avortement…Triste époque où les cathos s’admonestent entre eux en décrétant par le jeu d’une subtile censure ce qui peut être dit ou non, ce qui est politiquement correct ou non…
    Ce faisant, ils ont préparé, sans doute à leur insu, le passage d’une loi totalitaire qui ne souffrira d’aucune contestation. La tiédeur a toujours des conséquences difficilement rattrapables…

  6. JPR

    Sur l’entrave numérique, j’ai tenté d’écrire un petit conte, que voilà :

    « 2026, vers un délit d’entrave à l’IVA ?

    L’invraisemblable projet de loi socialiste pénalisant le délit d’entrave numérique à l’IVG voté au Parlement le 1° décembre dernier doit revenir devant le Sénat le 7 décembre avant d’être définitivement adopté en février. Cette invention juridique est tellement déplacée que j’ai préféré en faire une fable plutôt que d’en débattre pied à pied.

    Après le calamiteux mandat de la droite qui était arrivée au pouvoir en 2017 et avait laissé derrière elle une France saignée à blanc, la gauche unie avait assez facilement repris la main en annonçant une série de mesures sociales. La finance était particulièrement visée dans les discours et les programmes.
    On attendait Grouchy … ce fut Blücher : pour faire patienter les électeurs en mal de protection sociale (le précédent président avait en effet dangereusement introduit le système assurantiel dans tout l’édifice de la solidarité nationale, en en dénaturant ainsi l’esprit … et en exposant dramatiquement les plus pauvres), le nouveau président, hésitant sur les mesures sociales, reculant devant la puissance des grands argentiers du monde, n’avait rien trouvé de mieux que de prendre la voie des conquêtes sociétales. Il avait introduit dans l’espace parlementaire l’Interruption Volontaire d’Agonie.
    C’était au départ essentiellement une opération de communication destinée à diviser la droite et à montrer au peuple de gauche que l’on allait dans la bonne voie, celle des conquêtes indéfinies de nouveaux droits. L’opération avait tellement bien marché que la première loi avait très vite été suivie d’une seconde qui prévoyait un délit d’entrave à l’IVA.
    C’étaient en fait les structures de soins palliatifs qui étaient visées par cette loi. Puisque les soins palliatifs étaient toujours présents dans le paysage de la santé et que leurs porte-paroles avaient été de fermes et dangereux opposants à la loi IVA, le gouvernement avait décidé de les museler … en leur interdisant toute publicité, toute promotion de leur pratique. On espérait ainsi les voir tout simplement disparaître de l’horizon médical.
    Il faut dire que l’enjeu était de taille : rien moins que la sécurisation du dispositif de l’IVA mis en place à grand peine et à grands frais dans les hôpitaux et qui fournissait de très nombreux emplois dans l’industrie pharmaceutique. »
    Ce texte, très ironique, un peu trop, n’est pas passé. Et au fond tant mieux parce qu’il mélangeait un peu tout. Je le signale ici en commentaire pour le fun !

Trackback pour cet article

  1. Voter, une invitation à un engagement critique | La tribune des Semaines

Laisser un commentaire