Tous les 15 jours, retrouvez Pierre-Yves Stucki et sa chronique sur la pensée sociale et l’actualité, au micro de Paul Keil sur Radio Jérico.
À partir de la chronique du 9 mai 2017.
Aujourd’hui, nous partons en Ovalie, mais nous n’allons pas beaucoup parler de sport. Il y a bien longtemps que le rugby n’est plus ce sport amateur qui regardait avec consternation les errements du football business. Le professionnalisme est passé par là et les grands clubs sont aujourd’hui des entreprises à part entière, le plus souvent des Sociétés anonymes sportives professionnelles (SASP), un statut très proche des sociétés commerciales classiques, qui permet par exemple de distribuer des dividendes aux actionnaires.
Les budgets sont devenus conséquents. Le club le plus richement doté du TOP14 est le Stade Toulousain, avec 31 M€. On est très loin des 500 M€ du PSG, mais on s’approche du budget médian des clubs de foot de ligue 1, qui est de 40 M€. Derrière ces gros budgets, il y a des actionnaires et des stratégies qui ne sont pas que sportives. C’est ce qu’on a vu en mars dernier avec l’invraisemblable projet de fusion du Racing 92 et du Stade Français.
De manière tout à fait inattendue, les dirigeants des deux clubs ont annoncé la fusion des deux équipes, dès la saison prochaine. La fusion ressemblait d’ailleurs plutôt au rachat du Stade Français par le Racing. S’en est suivie une fronde des supporters et des joueurs, ceux du Stade Français ayant menacé de faire grève en refusant de jouer le prochain match. Puis, une semaine après cette annonce fracassante, le patron du Racing annonçait – par un simple communiqué – que la fusion était abandonnée.
Ce qui est marquant dans cette histoire, ce n’est pas tant que deux clubs fusionnent. Après tout, le Stade Français actuel est lui-même issu d’une fusion avec le CASG, et le Racing 92 a connu un regroupement avec l’US Metro. Non, ce qui est sidérant, c’est évidemment la méthode. Les deux présidents ont décidé de leur projet sans songer un seul instant à y associer l’encadrement et surtout les joueurs, quand même directement concernés par le sujet. Comme si l’avis de ceux qui portent le maillot était quantité négligeable.
On ne saurait mieux illustrer une conception de l’entreprise à laquelle nous avions consacré une précédente chronique : l’idée que l’entreprise « appartiendrait » à ses actionnaires, qui auraient dès lors tous les droits sur elle. Et nous avions rappelé que l’entreprise, personne morale, n’appartient à personne. Ses actionnaires détiennent des parts sociales qui ne sont pas un titre propriété.
Ce ne serait peut-être pas trop grave si le problème se limitait au sport. On ne verserait pas de trop grosses larmes si n’étaient concernés que des joueurs qui sont par ailleurs très confortablement rémunérés (12 700 euros nets par mois pour les joueurs du TOP14). Ce qui est plus grave, c’est que ce type de comportement, où l’actionnaire se croit doté de tous les pouvoirs, se retrouve ailleurs. Rappelons l’usine Art Déco en Ardèche, que ses salariés avaient découverte fermée et vidée de ses machines en arrivant un matin. Un tel drame, car c’en est vraiment un pour les salariés concernés, est arrivé aussi chez Texas Diner à Béthune, ou encore Eurometal Ceilings à Évreux. À chaque fois, on se demande comment il est possible que des patrons puissent se comporter de manière si brutale et injuste.
Car nous sommes bien face à une injustice, dans le fait de considérer que les salariés n’ont pas à être informés de la stratégie, qu’on peut prendre des décisions qui les concernent sans les associer ni même les informer. Il y a dans cette conception des relents de lutte des classes, à front renversé certes, mais avec cette même idée que « le monde se divise en deux catégories », comme dans le western : entre ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent – c’est-à-dire ici : entre ceux qui ont le capital et ceux qui travaillent.
Or la doctrine l’Église a toujours rejeté vigoureusement cette opposition entre travail et capital. Léon XIII affirmait déjà dans Rerum Novarum qu’il « ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital » et que les deux classes (qui existent, bien sûr) sont destinées « à se tenir mutuellement dans un parfait équilibre », car « elles ont un impérieux besoin l’une de l’autre ». Au fil du XXe siècle, le Magistère a repris l’idée et l’a ajusté, pour préciser les relations entre travail et capital, affirmant progressivement la primauté du travail sur le capital : « Le travail, de par son caractère subjectif ou personnel, est supérieur à tout autre facteur de production: ce principe vaut, en particulier, par rapport au capital. ».
Cette idée est encore loin d’être acceptée par tous les chrétiens eux-mêmes. Pourtant, non seulement ce n’est pas une nouveauté, mais surtout ce n’est pas seulement une belle utopie. La doctrine sociale n’est pas seulement une pensée mais s’appuie aussi sur des pratiques, et c’est particulièrement le cas ici. Les chrétiens ont ainsi porté une attention toute particulière à la forme coopérative, qu’ils ont été nombreux à développer depuis le XIXe siècle et connaît actuellement un regain d’intérêt – encore modeste, certes, mais qui qu’il nous faut à nouveau encourager comme possibilité de « donner vie à des systèmes économiques dans lesquels l’antinomie entre travail et capital soit dépassée. »
(illustration : rencontre entre le Stade Français et le Racing Club de France
au Parc de Saint-Cloud vers 1906,
extrait du calendrier « La Belle Jardinière », par Georges Scott
– domaine public)