Par Pierre-Yves Stucki
Ce 5 mai 2015, l’Assemblée nationale a adopté en vote solennel le projet de loi sur le renseignement, au terme d’une procédure accélérée par les attentats qui ont frappé la France en janvier. Chacun conçoit bien la nécessité pour un État démocratique de se doter de moyens efficaces de lutte contre le terrorisme. Mais chacun conçoit aussi que ce combat ne doit pas nous faire renoncer aux valeurs que nous voulons précisément défendre.
En ce sens, le projet du gouvernement présente des dispositions très préoccupantes, que le débat parlementaire n’aura pas résorbées. Quatre raisons majeures empêchent aujourd’hui de se satisfaire de cette loi.
Démocratique : on ne peut accepter que l’État s’arroge le droit d’espionner tout citoyen hors procédure judiciaire. C’est bien de cela qu’il s’agit : autorisé à passer outre les avis d’une commission purement consultative, le Premier ministre pourra décider de surveiller n’importe quel citoyen, et même tout son entourage. Qui plus est, dans des domaines qui s’éloignent beaucoup de la lutte contre le terrorisme. Chacun a quelque chose à cacher : il n’est nul besoin d’être fautif pour tenir à ce qui s’appelle simplement la vie privée.
Économique : il n’est pas raisonnable de fragiliser le secteur numérique qui est l’un des plus dynamiques en France. Le label « French Tech » illustre la créativité et l’innovation française à travers le monde. Il contribue à la création de richesses et d’emplois, et accompagne souvent des transformations vers des pratiques plus économes. En contraignant les acteurs du numérique à devenir des auxiliaires de renseignement, on laisser planer un doute permanent sur l’usage fait des données qu’on dépose et on casse la « confiance dans l’économie numérique » qui était l’objectif de la loi du 21 juin 2004.
Pragmatique : il est permis de douter très sérieusement de l’efficacité des dispositifs annoncés contre le terrorisme. La généralisation de la collecte des données va accroître de manière gigantesque le volume de données à traiter. Lorsqu’on cherche une aiguille dans une botte de foin, on évite de faire grossir démesurément la botte de foin… Surtout qu’on constate dans d’autres domaines que l’État a déjà du mal à exploiter les informations dont il dispose déjà.
Éthique : placer les citoyens sous le contrôle d’algorithmes est un pas de plus dans l’aliénation. La dernière session des Semaines sociales de France sur les technosciences a souligné l’emprise croissante des algorithmes sur nos vies. Désormais, des algorithmes détermineront que tel citoyen est un suspect possible. Comme les « faux positifs » seront inévitables, je souhaite bien du plaisir à celui que la matrice aura pris pour cible. Il est permis de ne pas accepter ce meilleur des mondes et cette orientation idéologique qui vise à placer l’homme sous l’autorité des machines, considérant l’homme comme le maillon faible du progrès, et la liberté comme une menace.
Après le vote de l’Assemblée, le processus législatif n’est pas fini. Il est essentiel que le Sénat, puis le Conseil constitutionnel, apportent des évolutions significatives sur ces dispositions.
Pierre-Yves Stucki
Fondateur de SPYRIT, société de conseil technologique et d’ingénierie informatique
(illustration : manifestation de La Quadrature du Net
devant l’Assemblée nationale, avril 2015)