Paradise papers : le légal et le moral

Tous les mois, retrouvez Pierre-Yves Stucki et sa chronique sur la pensée sociale chrétienne et l’actualité, au micro de Paul Keil sur RCF Jerico Moselle.

Chronique du 17 novembre 2017.

 

Le « Consortium international des journalistes d’investigation » (ICIJ) a commencé ce mois-ci, sous le nom de « paradise papers », une série de révélations sur des opérations « d’optimisation fiscale ». Et ce qui me frappe dans ces affaires, c’est la ligne de défense des personnes mises en cause. À chaque fois ou presque, la justification est la même : « c’était légal ».

Dans un tout autre registre, lors de la dernière campagne présidentielle, le même argument a été employé face aux soupçons d’emplois fictifs dans la famille Fillon. « Tout cela était parfaitement légal » répétait le candidat, même s’il faut lui reconnaître d’avoir compris que cela n’épuisait pas le débat : « pour autant, suis-je quitte sur le plan moral ? » s’interrogeait-il devant tous les Français.

Voilà donc que ressurgit la distinction entre le moral et le légal. Mais elle revient en quelques sorte à front renversé.

En effet, pendant longtemps, lorsqu’on en entendait que ce qui était autorisé par la loi n’était pas moral pour autant, c’était souvent le fait de chrétiens très engagés sur les questions éthiques et notamment sur l’IVG.

Or voilà que, face à l’optimisation fiscale, les rappels à la morale se multiplient, y compris dans des milieux qui en avaient assez peu l’habitude.

La distinction entre le moral et le légal n’est pas une question nouvelle. Elle a préoccupé les chrétiens dès les tous premiers siècles. Certains pensent connaître la position chrétienne, que résumerait cette formule de saint Pierre : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ».

Mais ce n’est pas si simple. Le même saint Pierre demande, dans sa première épître, d’être soumis à tout ordre humain, soit à l’empereur, soit aux gouverneurs. De même saint Paul demande aux chrétiens de Rome de se soumettre aux autorités qui sont au-dessus d’eux. Et l’enseignement de l’Église jusqu’à aujourd’hui ne dit pas autre chose, rappelant l’obligation des citoyens de se soumettre aux autorités légitimes.

Ce serait donc un contresens parfait que d’imaginer que la pensée chrétienne méconnaît la valeur propre et l’autorité des lois civiles. Cela, ce serait une posture fondamentaliste. Rien de tel dans la doctrine sociale chrétienne. Le Christ lui-même rappelle la légitimité du pouvoir politique (et donc des lois qui en découlent) : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». C’était déjà à propos de l’impôt !

En réalité, les cas de conflit où il conviendrait « d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » sont assez limités. Ils se présentent principalement quand les autorités civiles débordent de leur compétence et que leurs prescriptions sont contraires aux droits fondamentaux des personnes.

Si l’enseignement de l’Eglise rappelle que « toute autorité vient de Dieu », ce n’est pas pour mépriser les autorités civiles mais c’est au contraire pour les légitimer. Il ne s’agit donc pas d’opposer les deux dans une sorte de bras de fer, mais au contraire de rechercher sans cesse « l’harmonie entre ordre juridique et ordre moral ».

Les révélations des paradise papers fournissent un exemple très concret où doit être appliquée cette volonté de « rechercher l’harmonie entre l’ordre juridique et l’ordre moral »,

Il n’est pas possible en effet de s’en tenir ici à la seule réaction morale. Certes, on peut s’indigner à juste titre du cynisme de ceux qui expliquent que l’optimisation fiscale (telle qu’elle présentée dans les paradise papers) est une très bonne chose et même un « devoir » pour les entreprises. On ne parle pas ici du citoyen ordinaire qui va bénéficier d’un crédit d’impôt de quelques centaines d’euros, mais de montages juridiques extrêmement complexes, élaborés par des armées d’avocats fiscalistes, dans le but délibéré de soustraire des millions, voire des milliards d’euros à la solidarité structurelle du pays où s’est exercée l’activité qui a généré les profits.

Mais sur un tel sujet, « faire la morale » ne suffit pas. L’optimisation fiscale répond à une rationalité, certes parfaitement individualiste mais tout à fait conforme à la logique du paradigme technocratique qui a étendu son emprise sur l’économie et la finance, comme l’analysait le pape François dans Laudato Si. Et cette rationalité est assez hermétique à tout discours moral.

« L’harmonie entre l’ordre juridique et l’ordre moral » demande ici que l’on adapte l’arsenal juridique, en y incluant aussi la dimension coercitive. En ce sens il faut saluer les réactions du Ministre français des Comptes publics Gérald Darmanin ou du Commissaire européen à la fiscalité Pierre Moscovici, appelant à un renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale et au durcissement des sanctions.

Mais il faut surtout souhaiter que ces promesses se traduisent très rapidement par des mesures concrètes, assorties de moyens réels. Car ce n’est hélas pas la première fois que le pouvoir politique promet de lutter contre les dérives de la finance…

Une toute première action, pour l’Europe, serait déjà d’avancer vers une harmonisation fiscale. Car si les États de l’Union ne sont même pas capables de s’entendre sur ce point, on voit mal comment ils parviendraient à lutter efficacement contre une optimisation fiscale qui commence déjà par les opportunités créées par les différences de régimes d’imposition entre les pays européens.

 

 

(Illustration Sollok29
sous licence CC-BY-SA)

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