Par Bernard Perret
René Girard nous a quitté le 5 novembre 2015. Quelques jours après cet anniversaire, il est encore temps d’en saisir l’occasion pour relire les débats qui nous agitent à la lumière des idées de ce grand penseur. Anthropologue et exégète, Girard est certes resté à l’écart des controverses politiques ; qui plus est, quand il s’est risqué sur ce terrain, il y a toujours fait preuve d’un pessimisme a priori peu susceptible d’inspirer l’action. Il vaut cependant la peine de passer outre à cette difficulté : le cadre d’analyse fourni par la « théorie mimétique » girardienne peut en effet nous aider, non pas certes à trancher nos différents, mais à les considérer avec plus de recul. Pour le dire en peu de mots, la théorie mimétique est un puissant outil de démystification de la violence – qu’elle soit physique ou symbolique – et d’élucidation de ses ressorts cachés. Girard, tout d’abord, souligne avec force le caractère mimétique de tous les antagonismes. Quels que soient les motifs plus ou moins rationnels invoqués par les individus ou les camps qui s’affrontent (y compris les sacro-saintes « valeurs »), le moteur le plus puissant de la volonté de combattre est presque toujours un ressentiment qui s’inscrit dans un cycle sans fin d’humiliations et de vengeances et qui fait de nous tour à tour des victimes et des bourreaux. À l’origine de la haine, Girard nous aide à voir l’omniprésence des rivalités mimétiques. Nous sommes toujours les uns pour les autres des modèles, des obstacles et/ou des rivaux, mutuellement impliqués dans la constitution intime de désirs que nous croyons pourtant authentiques et légitimes. Girard nous apprend aussi à repérer dans le fonctionnement de la société la diversité des pratiques et des dispositifs institutionnels qui contribuent avec plus ou moins de succès à éviter que ces rivalités ne dégénèrent en violence ouverte, et à y voir des avatars souvent peu reconnaissables des lynchages et des rites sacrificiels par lesquels les groupes humaines expulsaient naguère la violence hors d’eux-mêmes. Il nous aide ainsi à comprendre qu’une identité collective n’est jamais totalement innocente. Que l’on se tourne vers l’économie de marché (la concurrence comme institutionnalisation de la guerre de tous contre tous), le sport ou la vie démocratique, on constate la justesse du point de vue girardien.
À un autre niveau d’analyse, Girard permet de comprendre l’enjeu des différences stables et reconnues dans le statut social des individus (que l’on pense aux débats sur la théorie du genre ou le mariage homosexuel). À plusieurs reprises, il s’est montré critique vis à vis de la tendance du monde moderne « à voir dans les différences […] autant d’obstacles à l’harmonie entre les hommes » et à effacer les marques symboliques qui structurent la société. Mais il ne s’est pas montré moins critique à l’égard de ceux qui sacralisent ces différences sans comprendre que leur attachement à la stabilité de l’ordre existant n’est que le reflet d’une peur face à une indifférenciation dont ils pressentent (non sans raison) qu’elle s’accompagne inéluctablement d’une intensification des phénomènes mimétiques.
Comme on le devine à travers ces quelques réflexions, la pensée politique de Girard est essentiellement « négative » (au sens précis où l’on parle d’une « théologie négative » qui dit ce que Dieu n’est pas). Mais rien n’interdit d’utiliser les outils de la théorie mimétique dans une perspective plus positive pour analyser les pratiques de coopération ou pour approfondir la réflexion sur les biens communs – des biens qui, précisément, requièrent et suscitent un dépassement des rivalités. Voilà un beau chantier de réflexion à une époque ou, à cause de l’épuisement de la croissance, la concurrence marchande paraît de moins en moins apte à contenir la violence collective.
Bernard Perret
Ceci nous met en appétit…Il faut en dire plus sur l’un ou l’autre de ces sujets!
La théorie mimétique de René Girard est certes d’un grand apport en ce qu’elle est essentiellement… négative. Elle permet de voir quels sont les ressorts de cette « bête tapie » à notre porte et que nous devons dominer, pour paraphraser la Genèse. Pour autant elle ne nous dit pas, et c’est tant mieux, comment surmonter les rivalités. Sinon nous risquons de tomber, comme Girard l’a fait, dans une forme de gnose : le fait de démasquer le mécanisme ne suffit en effet pas à l’enrayer. Quelle sera donc la force, personnelle, sociale, spirituelle, qui nous aidera dans ce dépassement ? Quelle forme est-elle susceptible de prendre aujourd’hui ? Peut-elle, d’une manière ou d’une autre s’institutionnaliser. Cette dernière question est capitale. Elle fait le pont entre l’éthique personnelle et la politique. Y a-t-il, en partant de la théorie girardienne un début de réponse à cette interrogation ?
Chassez le naturel, il reviendra au galop! Ce ressentiment de rivalité qui réside en nous, nous ne pouvons pas nous en débarrasser, mais nous pouvons en être conscients. Connaître nos faiblesses, en demander pardon le cas échéant, sans se faire l’illusion de devenir purs; s’accepter avec ses failles et ses fragilités; telle est la condition humaine. René Girard nous apprend à rester humains, à garder le sens du réel, à savoir que nous avons besoin d’être sauvés gratuitement, par quelqu’un qui nous aime… C’est une question d’espérance….