Par Pierre-Yves Stucki
Ma timeline est devenue tricolore. Il se passe quelque chose d’inattendu avec ce drapeau, pour lequel les Français ont toujours été réservés – alors que dans d’autres pays (je pense par exemple à mon autre patrie, la Suisse), il est absolument normal d’arborer chez soi le drapeau national.
Nous commémorions il y a quelques jours la fin de la première guerre mondiale. Sans doute l’absurdité de ce conflit a-t-elle profondément altéré le sentiment patriotique en France. Comment pouvait-on afficher son amour pour une patrie qui n’avait pas hésité à envoyer ses enfants se faire massacrer par millions dans la plus absurde des guerres ? Plus loin encore, peut-être reste-t-il une mauvaise conscience inavouée relative à la période sanglante qui a vu naître le drapeau tricolore.
Quelle qu’en soit la cause, les Français n’ont pas cultivé un grand attachement à leur drapeau. En dehors des cérémonies très officielles et des manifestations sportives, brandir un drapeau bleu-blanc-rouge est un moyen assez sûr de passer sinon pour un sombre nationaliste, du moins pour un réac vieille-France.
Or voici qu’à la faveur d’une application dans Facebook, nos timelines se couvrent de bleu, blanc, rouge,
Le phénomène est d’autant plus significatif que les couleurs françaises ont été spontanément employées pour illuminer les monuments de nombreuses grandes villes du monde, pour manifester leur soutien à la France.
Est-ce la vue de ces monuments illuminés qui a motivé les changements de photos de profils ? Comme si l’honneur fait à nos propres couleurs par nos amis étrangers nous avait soudain fait prendre conscience de ce que représente notre drapeau dans le moment présent, face à l’État islamique.
Il est certain, pour ce qui est des photos de profil, que cela ne durera qu’un temps. Au fil du temps, chacun remettra sa photo usuelle, ou une autre. Mais cet instant, aussi temporaire soit-il, où semblent être tombés les complexes des Français envers leur drapeau, est marquant.
Personne ne sait en revanche si cette affection soudaine pour le drapeau français dépassera l’effet viral sur Facebook. Sans doute est-ce la suite de l’histoire qui le déterminera. Chacun a pris conscience que nous sommes entrés dans un conflit qui va durer, qu’il y aura d’autres actions de ce type, que nous devons « réapprendre à penser la guerre ». Alors, hélas, les occasions reviendront d’afficher à nouveau notre attachement au drapeau – et à ce qu’il symbolise.
Reste une dernière question. Pourquoi, après tout ce que je viens d’écrire, n’ai-je moi-même aucune envie de colorier mon profil ?
Peut-être parce que, au fond de moi, reste cette autre conviction : la réponse ultime que nous pouvons opposer à ce déferlement de haine et de violence, c’est qu’il ne change absolument rien à ce que nous sommes. Pas même nos photos de profil, si dérisoires. Encore moins nos subtils atermoiements du sens patriotique. Et surtout pas notre capacité, si française, à débattre de tout et tout remettre en cause.
Pierre-Yves Stucki, vice-président des Semaines sociales de France
Merci pour cette tribune.
Avec un peu de recul, je pense qu’il serait également intéressant d’analyser les évènements actuels avec les mots clés « mimétisme » et « bouc émissaire » et de tenter un éclairage que n’aurait pas manqué de faire René Girard.
Un article complémentaire qui apporte un éclairage intéressant à ce phénomène : http://rue89.nouvelobs.com/2015/11/17/changez-photo-profil-facebook-bleu-blanc-rouge-clic-262146
L’article « complémentaire » est vraiment très intéressant car il montre les mécanismes psycho-sociaux en jeu et ce quelque soit notre niveau de distance, d’allergie ou, au contraire d’empathie avec les phénomènes de masse.
Mais la question mimétique mérite néanmoins d’être posée : qu’est-ce qui fait que l’on se rassemble pour tuer ? Et, à l’inverser, que l’on se rassemble pour s’indigner, célébrer et, pour certains, s’engager ? S’agit-il seulement de suivre des valeurs, nihilistes dans un camp, humanistes dans l’autre ? En un sens certainement. Cependant René Girard nous pose une vraie question : lorsque nous constatons l’horreur, pensons-nous à la décrypter comme phénomène mimétique, c’est-à-dire comme imitation, envie, de nos propres attachements et finale!ment meurtre sacrificiel ? Et lorsque nous nous indignons, lorsque nous dénonçons la « barbarie », « l’inhumanité », est-ce que nous ne sommes pas en train de désigner un bouc émissaire ? Débattre. Parler. Échanger sans se lasser. Et ce sans exclusive aucune. Jusqu’à ce que la violence qui rode s’apaise et que nous puissions trouver la paix. Telle est sans doute la grande et ultime leçon que nous donne, au-delà même de ses conclusions philosophiques personnelles, ce grand penseur que fut René Girard.