Par Stanislas Deprez
Les transhumanistes promeuvent un dépassement de la condition humaine grâce à la technoscience. Ce projet est susceptible de beaucoup de critiques. On peut souligner la distance entre leur prévision et la réalité des technologies existantes. Ou montrer que reculer la mort n’est tout de même pas la détruire. Et rappeler que jusqu’à présent les maladies paraissent toujours avoir un coup d’avance sur la médecine. Ou redire que l’environnement, l’éducation et la culture jouent un rôle dans la constitution d’un être humain, ce qui tempère la vision d’un homme entièrement reprogrammable et manipulable grâce à la génétique. On peut aussi faire voir la naïveté du transhumanisme, parfois plus proche du délire que du dessein, par exemple lorsqu’il s’agit de transplanter son esprit dans un ordinateur, comme si notre pensée était un simple logiciel et notre corps un support interchangeable.
L’utopie transhumanisme me laisse plutôt sceptique et méfiant. Toutefois, un argument qu’on leur oppose souvent me paraît mal fondé. Il consiste à poser une barrière entre le permis et le défendu, c’est-à-dire entre la réparation de l’humain (souhaitable) et son augmentation (interdite). Certes, dans l’abstrait, la différence est claire. Peu de gens considéreraient que la greffe d’une tête cryogénisée sur un ordinateur serait une simple réparation. Mais la limite se brouille dans le pratique. Qui protesterait contre l’invention d’un cœur artificiel plus efficace que les matériels existants ? Aujourd’hui, l’opinion est unanime pour condamner les parents Témoins de Jéhovah qui préfèrent que leur enfant meure plutôt que d’être sauvé par une transfusion sanguine. Demain, qui refusera que la médecine vienne en aide à son fils ou à sa fille grâce à des techniques issues de la génétique, des nanotechnologies ou des big datas ?
Imaginons quelqu’un né avec un défaut de la vue. Arrivé à l’âge de trente ans, il peut subir une opération qui le guérisse. Supposons maintenant qu’un nouveau traitement lui offre une vision légèrement supérieure à la normale mais que certains humains possèdent naturellement (11/10 à chaque œil). Prenons un autre exemple : je veux devenir astronaute, métier réservé aux humains qui possèdent une excellente condition physique et une intelligence supérieure à la moyenne. Imaginons qu’un traitement – chirurgie, hormones, etc. – me permette d’atteindre cette condition, où j’outrepasse mes possibilités présentes mais pas celles de l’espèce humaine. Dans ces deux cas, s’agirait-il d’une guérison ou d’une amélioration ? Je crois que la réponse n’est pas évidente, et qu’il est difficile de tracer une frontière claire et distincte entre réparation et augmentation, autrement dit de déterminer où il est possible de dire oui aux progrès de la médecine sans dire non au projet transhumaniste.
Stanislas Deprez, Maître de conférences à l’Université Catholique de Lille, Directeur de l’Institut de Philosophie et Sciences des Religions
Billet interessant car il ouvre sur une autre manière d’appréhender le transhumanisme. Toutefois, on aimerait aller plus loin!
Merci pour cette réflexion. C’est la conception de l’esprit comme un logiciel, ainsi que l’analogie corps/pensée – hardware/software que présupposent de nombreux transhumanistes (dont la plupart sont informaticiens, roboticiens, ingénieurs dans les NBIC…), qui pose question. Cette vision computationnelle et dualiste de l’être humain est loin d’être partagée en philosophie de l’esprit. Mais tout est présenté, dans les discours transhumanistes,, comme si la question était déjà résolue…
Quant à la question de la distinction réparation/amélioration, il faudrait voir si toute amélioration ne se paye pas, d’une façon ou d’une autre, du prix d’une diminution ailleurs (effet de régulation homéostatique). En exacerbant un sens (l’odorat, la vision, l’ouïe…), ne devient-on pas moins attentif aux informations perçues par les autres sens ? En augmentant telle capacité ainsi que les occasions de son usage, ne perdrait-on pas l’habitude d’en utiliser d’autres ?
Effectivement, le transhumanisme fait comme si l’humain était du logiciel (esprit) dans du matériel (corps). Sans se poser de questions. Cette vision, issue de l’informatique et du cognitivisme, est complètement obsolète, méconnaissant les travaux de neurobiologistes comme Varela, Edelman, Damasio et d’autres, qui remontent pourtant à plusieurs décennies. Vous avez tout à fait raison de souligner que ce dualisme n’est pas partagé par tous en philosophie de l’esprit (sauf erreur de ma part, on pourrait citer David Chalmers ; mais aussi le phénoménologue français Maurice Merleau-Ponty, très utilisé). Je pense qu’il y a là une objection importante au transhumanisme.
Sur la distinction réparation/amélioration, vous introduisez un critère très intéressant, si je comprends bien : pas d’amélioration sans diminution, mais la réparation n’entraîne pas de diminution. Cela me paraît une bonne idée et j’avoue n’y avoir jamais pensé, ni l’avoir lue jusqu’à maintenant. Je me demande néanmoins si la récupération d’un sens longtemps perdu (ou déficient) n’entraîne pas elle aussi la diminution de l’acuité gagnée par les autres sens. Les aveugles ont développé le toucher et l’ouïe. Ceux qui regagnent la vue gardent-ils l’excellent toucher et l’ouïe acérée qui étaient les leurs ? Je n’en sais rien et cette question est en grande partie hypothétique. Je la pose seulement comme une objection (sans doute forcée) à votre critère de distinction.
Par ailleurs, que répondriez-vous à un transhumaniste qui vous dirait qu’il « suffit » (on est dans le fantasme, certes, mais c’est le cas avec tout le transhumanisme, aujourd’hui) d’augmenter tous les sens en même temps qu’on augmente le sens dominant, afin d’éviter l’effet de diminution ?