Polémique sur la laïcité : pourquoi des chrétiens ne peuvent se taire

Par Jérôme Vignon

La polémique qui oppose depuis quelques jours deux personnalités de l’actuelle majorité autour de la juste application du principe de laïcité ne peut laisser indifférentes les Semaines sociales de France.

D’abord parce qu’elle met en cause une initiative et un acteur du « vivre ensemble »  à la française auxquels depuis la session 2015 « Religions et cultures, ressources pour imaginer le monde »  et plus spécifiquement depuis les événements dramatiques du 13 novembre dernier, les Semaines sociales de France se sont associées. Le mouvement « Coexister » à séduit le public des Semaines sociales réuni à l’UNESCO par sa conception imaginative et concrète de la convivialité des religions dans les villes et les quartiers de notre pays. Or c’est justement une initiative de convivialité venue de ce mouvement après les événements du 13 novembre auquel les Semaines sociales se sont jointes qui sert de prétexte à la polémique. La présidente actuelle de Coexister, Radia Bakkouch avait enchanté le public des mêmes Semaines par son ouverture et sa simplicité lors de l’expression de sa foi musulmane. Or elle fait l’objet d’un amalgame sans doute involontaire de la part du Premier Ministre qui semble l’avoir rangée dans la catégorie d’un « Islam politique » indésirable en France.

Il est vraisemblable que des apaisements seront donnés par le Premier Ministre qui éteindront le brasier qu’il a lui-même enflammé. Mais cette escarmouche très vive laisse percevoir l’intensité du débat sous-jacent entre deux conceptions de la laïcité au sein de la culture politique de la gauche de notre pays. Comment les protagonistes, tous socialistes ou radicaux de gauche, entendent-ils actualiser l’exercice de la loi de 1905 en fonction de la montée de la présence musulmane dans notre pays ?

Pour les uns, les manifestations inquiétantes d’un islam radical ne font que confirmer leur soupçon d’une dangerosité globale des religions qui seraient par principe des facteurs de division et de conflit, y compris la religion historique. Il convient donc de durcir les modalités d’application du principe de laïcité : l’espace public ne veut connaître que des citoyens affranchis de toute appartenance religieuse. C’est semble-t-il la conviction d’une Elisabeth Badinter. Mais on a pu aussi la lire de façon surprenante sous la plume d’Alain Touraine avouant à La Croix sa détestation des « communautés ». On reconnaîtra dans ce courant une ancienne tradition anticléricale française hostile à l’influence des convictions catholiques sur les mœurs dans notre pays.

Pour les autres, qui semblent être majoritaires au sein de l’Observatoire national de la laïcité, chargé depuis 2013 de suivre les conditions de son application et de faire rapport au gouvernement, l’appartenance religieuse est une dimension incontournable de la personnalité. Elle ne saurait donc, sans nuire au principe de laïcité qui protège cette appartenance, être éliminée de l’espace public, à condition toutefois de s’abstenir du prosélytisme et du sectarisme : une ligne de A incarnée remarquablement par une interview récente du Ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve au journal La Croix.

La nomination à la tête de l’Observatoire en 2013 de Jean-Louis Bianco, tenant de ce second courant, fut une bonne nouvelle pour les diverses composantes religieuses de notre société. Débarrassé d’un a priori de nocivité du religieux, l’Observatoire a su devenir un pédagogue de la laïcité dans une perspective citoyenne et républicaine. En soulignant qu’il n’y avait pas a priori d’opposition entre une appartenance religieuse et une appartenance citoyenne, l’Observatoire a encouragé des initiatives civiques conjointes entre les divers courants religieux et conditionnels de notre pays. L’appel « Nous sommes unis » en fut une claire illustration. Dans la même veine, Jean-Louis Bianco a joué un rôle positif en encourageant ces mêmes courants à soutenir la tâche confiée à l’Éducation nationale d’une formation à l’enseignement du fait religieux. Malgré les remous causés par la Loi Taubira, l’Observatoire a tenu son cap et contribué à sa façon à la cohésion nationale.

Ce débat d’apparence interne aux monde complexe des « laïcs » français, en réalité nous concerne tous et particulièrement les Français de confession catholique. Pas seulement parce que nous sommes religieux, mais aussi parce que notre tradition a fortement contribué à faire de la culture nationale française ce qu’elle est. En se plaçant sur ce terrain historique de la formation de la Nation, le philosophe Pierre Manent a donné il y a peu un diagnostic saisissant de la situation française au regard des composantes religieuses qui aujourd’hui la constituent. Selon lui, le fait musulman en France aujourd’hui ne saurait être assimilé à ce que fut historiquement le fait catholique. Il appelle un traitement politique approprié à son originalité au regard d’une culture nationale héritée tant des Lumières que de la tradition chrétienne. Loin de renvoyer la foi musulmane à la sphère privée, cette reconnaissance publique est nécessaire car elle est le prix d’une pleine appartenance citoyenne des Français de confession musulmane avec ce que cela peut comporter pour eux de devoirs civiques.

Si l’on partage l’analyse très rigoureuse de Pierre Manent, comme c’est mon cas, alors deux conséquences peuvent en être tirées si l’on se veut chrétien. Il faut, mais ce n’est pas neuf, exprimer dans l’espace politique français une sensibilité religieuse – y compris au regard des enjeux communs du « vivre ensemble » et de l’intérêt général. C’est à l’évidence le sens profond du message du Pape François dont la parole et les actes donnent à voir une Eglise « hôpital de campagne ». Mais il faut aussi, et cela est neuf, faciliter et non pas ignorer, une inscription de la présence musulmane dans notre espace public selon les principes de la laïcité. C’est ce qui rend précieuse aujourd’hui la loi de 1905 car son application concrète s’est toujours appuyée sur une participation effective des citoyens de toutes confessions. Dans le temps présent où les confessions forment un ensemble particulièrement hétérogène et où la puissance publique est tentée de considérer « le religieux «  comme un bloc indifférencié, une telle participation est essentielle. Elle appelle une attitude proactive des chrétiens, notamment au sein des instances de dialogue interreligieux et interconvictionnel.

Jérôme Vignon, le 28 janvier 2016

 

3 Commentaires

  1. Merci pour ce propos ! Réflexion utile par les temps qui courent ! Je l’ai partagée sur ma page Facebook et mis un lien sur mon blog http://www.brunovoisinleblog.com

  2. Godineau

    Un grand merci pour cette analyse qui interpelle. Nous ne pouvons qu’agir en faveur d’un dialogue convivial et vrai entre les différentes convictions car elles ont une dimension sociale évidente. la peur de la confrontation induit souvent des attitudes de repli comme cela s’est passé à Orléans, hier, pour l’interdiction d’un stand de Coexister.

  3. Roussel jean claude

    La laïcité est de toute évidence une idée forte du christianisme, fondée en la parole et actes du Christ.Elle relève d’une invention délicate et permanente qui n’est au fond rien d’autre que le respect du pluralisme dans une société republicaine des droits et devoirs de l’homme. La laïcité devient folle lorsqu’elle se fait laïcisme, militantisme athée, christianophobie, pseudo religion républicaine, « charlie-hebdo et C°, Mais le laïcisme a son prolongement au sein même de l’église de France, dans la peur, la lâcheté, l’enfouissement, le silence, l’absence au monde, de tant de chrétiens « sociaux » qui sélectionnent rigoureusement leurs « engagements », comme les dames patronesses de jadis choisissaient leurs pauvres, aux fins d’être tolérés par le monde, la modernité, et donc politiquement « de gauche » ! Hier ils se voulaient marxistes, et se reconvertissent aujourd’hui dans l’écologie en reproduisant les mêmes erreurs d’analyse comme de posture !
    Respectons la laïcité comme Dieu a voulu respecter la liberté de l’homme dans le temps et l’espace de son autonomie. Mais la juste autonomie laïque n’est pas l’autosuffisance d’une modernité aujourd’hui dans l’impasse de l’idolatrie et de la consommation.
    J’apprécie de voir M.Vignon s’adosser à la pensée de Pierre Manent, mais peut-il aller jusqu’à l’entendre sur la question des nations, et la totale impasse de l’actuelle construction européenne, fruit du delo-dolorisme et du silence des chrétiens tétanisés par le laïcisme.

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