Par Louise Clémentier
En apparence, la discussion actuelle sur la modulation des allocations familiales est simple : est-il logique que les familles les plus riches continuent de toucher des allocations familiales, qui sont forfaitaires, alors qu’elles n’en ont comparativement pas « besoin » et que leur plafonnement permettrait d’économiser 400 millions d’euros dès 2015 ? Les termes du débat paraissent alors posés : universalité contre équité, autrement dit redistribution stricte d’un côté contre allocation sous condition de ressource de l’autre, accent mis par la politique familiale sur la natalité d’un côté contre préoccupation de justice sociale de l’autre etc. Mais un tel débat passe à côté d’une partie importante de la question, celle de savoir si cette remise en cause ne modifie pas profondément notre pacte social, celui qui distingue les impôts et les cotisations.
Distinction technique voire jésuite, me direz-vous ? Pas du tout. L’histoire de la politique familiale repose en effet sur une logique d’assurance, instaurée en France en 1945 sous le nom de « sécurité sociale » : la Sécu vous assure contre les accidents du travail, la vieillesse, la maladie. Vous payez des cotisations, et recevez en échange des prestations, qui sont théoriquement proportionnelles aux cotisations versées. Surtout, dès lors que ce système dépend de votre travail, il est cogéré entre les employeurs (qui paient eux aussi des cotisations) et les salariés.
Rien à voir, donc, avec les impôts directs, que vous payez à l’État, de façon proportionnelle à vos revenus (impôt « progressif »), et qui ne vous donnent aucune contrepartie : l’éducation, la justice, la sécurité ne sont pas des services auxquels ont seuls droit ceux qui contribuent, mais tous. Et parce que vous n’en retirez pas de contrepartie immédiate, il faut que les impôts transitent par le pouvoir politique, qui est plus visible, donc politiquement plus « responsable » de sa gestion.
Cette distinction est au cœur de la question des allocations familiales. Celles-ci, créées en 1945, relèvent de la sécurité sociale, car elles ont notamment pour objectif d’encourager la natalité. Si les femmes cessent de travailler parce qu’elles ont des enfants, il faut compenser cette perte de revenu. Mais cet objectif d’assurance teinté de politique nataliste est devenu, dans un contexte d’augmentation des inégalités, difficilement compréhensible. Rendons donc cela progressif, se disent les politiques.
Pourquoi pas, après tout ? Mais à l’heure où le consentement à l’impôt est devenu problématique en France, ne risque-t-on pas de fragiliser par ce biais l’ensemble de la sécurité sociale ? Jusqu’ici, les protestations étaient centrées sur l’impôt sur le revenu, le plus douloureux ; les cotisations sur les fiches de paie font encore l’objet d’une certaine acceptation. Dire à certaines familles que les prestations familiales auxquelles elles ont cotisé dans une logique d’assurance ne leur seront finalement pas accessibles, c’est fragiliser leur confiance dans un système qui, de ce point de vue, a peut-être trop vécu, et que la gestion parfois aléatoire des partenaires sociaux a déjà entamé. Dans ces conditions, pourquoi ne pas plutôt confier à l’État, dont la responsabilité politique est plus immédiate, la gestion de l’ensemble de la politique familiale, quotient familial comme allocations ?
Louise Clémentier, membre de l’équipe du blog des SSF
deux remarques sur le sujet :
1. il est toujours fait état de comparaisons « verticales », entre personnes ayant des revenus différents (légitimité pour celui qui gagne plus de recevoir le même montant que celui qui gagne moins).
Mais cela fait oublier les comparaisons « horizontales », entre ménages recevant le même revenu : est-il normal (conforme au principe initial) que celui qui a des enfants ne reçoive aucune aide par rapport à celui qui n’a pas d’enfant ?
2. S’il y a besoin d’un supplément de « solidarité » au niveau national, c’est le rôle de l’impôt, et pas celui des caisses d’assurances : c’est le moyen de ne pas créer le type de distorsion décrite ci-dessus
Mais comme l’exécutif ne veut pas augmenter l’impôt, il passe par des détours qui créent un système inéquitable ; en le présentant comme une mesure de justice !
Le principe fondateur de la Sécurité Sociale , contribution selon les revenus et prestations selon les besoins, demeure-t-il , 70 ans après la fondation de celle-ci , le fil conducteur de la protection sociale en France ? Le projet sociétal , porté par Pierre Laroque , que ce principe traduisait , était « de garantir à tous les éléments de la population qu’en toutes circonstances ils jouiront de revenus suffisants pour assurer leur subsistance familiale ».
Sa remise en cause, frontalement aujourd’hui, dans l’une de ses cinq branches, la famille, retentit elle sur les autres branches ? En fait c’est bien au fil de l’eau que des mesures catégorielles ou fonction des revenus, sont venues, dans chacune des branches, ébrécher le principe et le sens sociétal dont il était porteur en 1945:
-fiscalisation indirecte d’une partie des recettes du système, non liée aux revenus
-prestations supplémentaires par le biais d’avantages fiscaux, de suppléments familiaux de traitement,
-« assurances » complémentaires dont les prestations seront liées aux cotisations et autres avantages sociaux apportés, par des conventions collectives ou des statuts de fonction publique, à ceux qui sont dans le bateau…
A la simplicité du principe initial ont succédé une complexité et une opacité de la protection sociale : une remise à plat des contributions et des prestations, comme autant d’outils d’un débat collectif qui devrait suivre, est nécessaire pour que la « défense des avantages acquis » ne soit pas un obstacle à une protection sociale équitable et fédératrice, retrouvant la pensée de P.Laroque.