Tous les 15 jours, retrouvez Pierre-Yves Stucki et sa chronique sur la pensée sociale et l’actualité, au micro de Paul Keil sur Radio Jerico.
Pierre-Yves Stucki, vous avez regardé les projets des prétendants à la présidentielle…
… et on a parfois quelques surprises, comme celle de trouver une idée ambitieuse portée par des personnalités très différentes, autant de droite que de gauche. Il s’agit du « revenu universel ».
Alors, disons-le tout de suite, ils ne mettent pas tous la même chose derrière les mêmes mots. D’ailleurs, la diversité des appellations trahit la pluralité des approches : revenu universel, revenu d’existence, dividende universel, revenu d’autonomie, allocation universelle, voire même « impôt négatif »… Pour certains il s’agit tout au plus de fusionner les différentes allocations existantes, alors que le projet vise à la création d’un droit nouveau, prenant la forme d’une somme fixe, versée chaque mois à tout citoyen, de sa naissance à sa mort, quelles que soient ses ressources ou sa situation familiale.
L’idée est assez ancienne et la littérature abondante pour préciser les modalités pratiques (assez complexes) de ce qui est parfois décrit comme une utopie. Sauf que ce n’est en plus tout à fait une. Des expériences ont déjà eu lieu, comme en Alaska depuis 1976 ou en Namibie dès 2008. La Finlande l’expérimentera en 2017 et le département de la Gironde s’y prépare très sérieusement.
Pour beaucoup, comme par exemple les Suisses qui l’ont rejetée lors d’une récente votation, cette idée d’un revenu déconnecté du travail est une aberration complète, une folle utopie qui ne pourra qu’encourager la paresse et le fameux « cancer de l’assistanat ».
Pour les chrétiens, l’idée semble aller à l’encontre des recommandations de saint Paul aux Thessaloniciens (qui sera lue justement dimanche prochain) : « si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. » Le Compendium de la doctrine sociale s’en souvient dans son chapitre sur le « devoir de travailler » : « Aucun chrétien, du fait qu’il appartient à une communauté solidaire et fraternelle, ne doit se sentir en droit de ne pas travailler et de vivre aux dépens des autres. »
Ça semble incompatible avec l’idée du revenu universel…
En première lecture, oui, le revenu universel ne s’inscrit pas directement dans la conception traditionnelle du travail et du salaire de la doctrine sociale. L’affaire semble réglée, oublions donc cette chimère et occupons-nous de travailler plus pour gagner plus…
Mais je sens qu’il y a un « mais »…
Eh oui. Parce que si l’on rouvre le Compendium quelques pages avant, il propose la rémunération des parents au foyer. C’est-à-dire le contraire de ce qu’on vient de dire ! Il faut rappeler que dans la doctrine sociale, le travail, c’est bien plus que le seul emploi ou la seule relation salariale. C’est cela aussi, pour beaucoup, mais pas seulement. Il est possible de travailler, au sens où l’entend la doctrine sociale, comme une « expression essentielle de la personne », sans que ce soit dans une relation rémunérée.
C’est une idée d’autant plus pertinente à une époque où le contrat de travail à durée indéterminée ne correspond plus à une part croissante de l’économie. Je voudrais rendre ici hommage à Jean Boissonnat, ancien président des Semaines sociales, décédé récemment. Dès 1995, il avait anticipé cette évolution et alerté sur la nécessité de repenser l’organisation du travail, en particulier avec la notion de « contrat d’activité » pour assurer la continuité de la protection sociale.
Si le travail change radicalement, alors sans doute faut-il aussi être capable de réinventer notre modèle de redistribution – si possible avant que le modèle actuel ne s’effondre sur lui-même. C’est l’un des enjeux du revenu universel qui répond à deux grands principes de la doctrine sociale :
- le principe de solidarité, selon lequel la dignité de chacun est inconditionnelle et relève de la responsabilité de tous ;
- le principe de participation, qui exprime le droit et le devoir de chacun de contribuer à la vie collective – sans que ce soit nécessairement par la seule relation salariale.
C’est ce qu’ont montré aussi les premières expérimentations. En Namibie, l’instauration du revenu minimum a entraîné le développement d’une série d’activités économiques et une réduction globale de la pauvreté. En étant assurés de ressources minimales, beaucoup ont retrouvé la capacité de s’engager de la vie collective.
En fin de compte, ce serait donc un concept en accord avec la doctrine sociale ?
Il n’y a pas encore de position formelle de la doctrine sociale sur ce sujet, que le Magistère n’a pas encore abordé explicitement. Mais comme je le rappelle souvent : tout en gardant sa cohérence interne, la doctrine sociale évolue et se précise en fonction des pratiques et des situations. Le revenu universel y entrera peut-être un jour de plein droit.
Je crois qu’il ne faut pas trop vite annexer Jean Boissonnat à cette idée de revenu universel. Comme le rappelait Michel Camdessus lors de ses obsèques, la grande idée de Jean Boissonnat a consisté à mettre en avant le principe de la « portabilité des droits » … liés au travail. A tel point que, pour les Semaines sociales, il avait transformé le contrat d’activité en « statut du travailleur ».
Par ailleurs, le principe d’un revenu universel est radicalement différent selon que l’on se situe dans le courant social ou dans le courant néol-libéral. Pour les premiers il s’agit d’une mesure émancipatrice dans un contexte de transformation du travail assortie d’une pression fiscale progressive, pour les seconds, il s’agit surtout d’éliminer les « aides » – jugées trop couteuses et inefficaces au profit d’un système plus simple qui garantit aussi une réserve de main d’œuvre et ce en transformant l’imposition dans le sens de la suppression de la progressivité de l’impôt.
Reste à discuter du principe même qui voudrait que chaque personne perçoive, de la nation, un revenu de base. Tout d’abord, la nation est-elle le bon niveau ? L’expérience Namibienne est locale et villageoise. Celle qui se prépare en France est départementale. L’Allemande est volontaire est restreintreinte.
Questions : comment la structure familiale supportera-t-elle cette substitution de souveraineté (pour les enfants et les étudiants) ? Comment les corps intermédiaires qui composent la société civile réagiront-ils à cette initiative qui leur enlève leurs dernières prérogatives ? (Rappelons que la protection sociale est encore, en France, très largement, l’affaire des syndicats).
A dire vrai je ne vois qu’une seule raison de regarder de plus près cette proposition : l’essor « fulgurant » du numérique. Lorsque l’on songe que la première entreprise au monde en valeur capitalistique, google, emploie 58 000 salariés, on se dit qu’il y a en effet une révolution en cours. Et lorsque l’on prend la mesure des gains absolument démesurés des acteurs de cette nouvelle économie (que l’on songe à Bill Gates), on se dit que la répartition – du travail et de ses revenus, dont vraiment être repensée. En ce cas, il conviendrait de rendre à César ce qui est à César et laisser cette initiative se gérer collectivement et horizontalement – à la base en quelque sorte. Utopie ? Ca n’est pas si sûr.
En tous les cas, bravo à Pierre-Yves d’ouvrir le débat sur un thème où il y a encore beaucoup d’a priori
Un préalable méthodologique indispensable pour poursuivre sereinement le débat : accepter de découpler les deux concepts (à la fois économiques et moraux, sinon théologiques) de travail et de rémunération. D’abord parce que le lien n’est pas de l’ordre de la nécessité comme peut l’être une causalité physique ou chimique. Le système économique et social repose sur des conventions philosophiques traduites en conventions juridiques.
Pour donner à ce propos un aspect concret, il suffit de considérer deux éléments (parfois liés – et on pourra d’ailleurs se demander pourquoi …) : la pension de retraite est un revenu versé sans contrepartie d’un travail. On peut toujours expliquer qu’il s’agit d’un « salaire différé », cela n’a de signification qu’au niveau juridique comme justification d’une ouverture de droits, il n’en reste pas moins qu’au plan économique, la retraite est un prélèvement sur la production de richesses à l’instant T (et non 40 ans auparavant) ; j’ajoute que ceci est vrai quel que soit le « système », par répartition ou par capitalisation. Le deuxième élément est le bénévolat : je vais faire très court mais ce n’est pas à moi qu’il faut essayer de faire admettre que le bénévolat n’est pas un « travail »… comme l’est d’ailleurs aussi le « travail » artistique ou intellectuel personnel gratuit.
« accepter de découpler les deux concepts de travail et de rémunération » n’est pas un préalable. C’est presque le cœur de la question. Que ceux-ci soient (plus ou moins) découplés dans les faits n’entraine pas automatiquement leur découplage « total ». Comment faire droit à la fameuse phrase de Paul citée par Pierre-Yves et qui manifeste une certaine philosophie de la vie, « Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » et imaginer une autre organisation sociale dans laquelle travail et rémunération seraient moins liés ? Les exemples de la retraite et du bénévolat sont justes mais ils ne sont pas vraiment probants : un retraité est pensionné au niveau de ses années de cotisation, quant au bénévole on sait bien que plus on travaille, plus on le fait aussi bénévolement.
Mais cela ne doit pas empêcher d’avancer. A mon sens, il faut s’emparer d’autant plus vite de la question que les deux options actuellement sur la table : choix néo-libéral contre droit nouveau ne vont pas cohabiter longtemps ! Car elles ne reposent pas sur la même philosophie de la vie, du travail et de l’argent.
Il me semble que cet article http://www.laviedesidees.fr/Revenu-universel-halte-a-la-pensee-magique.html paru dans la vie des idées donne une bonne mesure du débat en cours : en l’état actuel de l’économie un revenu universel devrait voir son montant monter très au-delà de l’actuel RSA pour se substituer au système actuel sans qu’il y ait de perdants. Soit 5 à 600 milliards d’Euros de dépenses. Compte tenu des économies réalisées, il faudrait tout de même aller chercher environ 450 milliards d’Euros, soit un peu moins que l’ensemble des impôts perçus en France (600 milliards). A financer par la CSG ? 40 points !!!
L’auteur met en avant le côté irréaliste de la proposition qui repose sur une méconnaissance des masses en jeu et de la capacité redistributrice du système actuel.
Je me range d’autant plus volontiers à sa démonstration que je n’ai pour ma part jamais cru aux vertus d’un découplement total du revenu et du travail.
Il me reste cependant une question : comment intègre-t-on dans notre paysage économique les avancées actuelles de l’économie numérique ? Celle-ci nous pose en effet d’immenses défis : prime à l’entrant, situations de monopoles, emprise capitalistique majeure, faible création d’emplois … Est-ce que ça n’est pas plutôt de ce coté-là qu’il faut réfléchir ?