Par Catherine Belzung
D’après le dictionnaire d’Oxford, le néologisme anglais «post-vérité» (« post-truth ») est le « mot international de l’année 2016 », car son occurrence a augmenté de 2000% par rapport à l’année antérieure. Le terme a été très largement popularisé par des journalistes et des universitaires, d’abord dans le contexte du Brexit, puis dans celui des élections américaines, dans le but de qualifier des assertions parfois extravagantes et extrêmement éloignées de la vérité énoncées par des hommes politiques dans le but de marquer émotionnellement leurs électeurs potentiels. Les émotions pour orienter les votes, plutôt que l’adhésion basée sur une analyse objective et une opinion bien informée…
De quoi s’agit-il plus précisément ? D’après le dictionnaire d’Oxford, la post-vérité « fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles». Bien que l’occurrence du terme ait fait un bond spectaculaire en 2016, le mot n’est pas nouveau puisqu’il a été employé dès 1992. En fait, son origine se trouve dans le contexte culturel de la fin des années 1970, marqué par la découverte de la multiplicité des cultures, qui a abouti à l’interrogation sur l’universalité de la notion de vérité et au relativisme, mais aussi à l’incrédulité envers les métarécits tels que ceux que peuvent proposer la science par exemple. Ceci a été magistralement analysé par des auteurs comme Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir (1979). Car bien sûr, s’il n’y a plus de vérité, autant remporter l’adhésion d’autrui avec des affects. Mais une autre source culturelle de ce concept de post-vérité est aussi à chercher quelques années plus tôt, dans le contexte de l’émergence de la société de consommation. Comme l’indique Jean Baudrillard dans La société de consommation (1970), ce paradigme propose, au travers de la publicité et du marketing, des produits manufacturés en fonction de ce que les clients sont prêts à croire sur leurs besoins et à faire pour se distinguer et non en fonction de leurs besoins réels. Là aussi on trouve l’idée que l’on peut manipuler autrui, en particulier en touchant ses affects, pour le convaincre d’agir.
La nouveauté en 2016 est sans doute dans l’emploi de ce terme dans le contexte électoral, signifiant que l’émotion est désormais arrivée sur le devant de la scène politique, au détriment de la vérité sur les faits de société. Mais l’idée est exactement la même : a) manipuler cyniquement et délibérément l’opinion par des mensonges (par exemple : « il y a des armes de destruction massives en Irak », ou bien « nous sommes envahis par les réfugiés » b) une fois les affects atteints, proposer des solutions qui auront comme effet de calmer la peur panique suscitée par les mensonges en question (par exemple « envahir l’Irak » ou « construire des murs »), c) utiliser l’effet produit pour décrédibiliser l’adversaire (taxé de naïf).
Que proposer ? Une première chose à faire est sans doute de diffuser des informations correctes et fiables. On peut par exemple signaler le Décodex, un site qui vient d’être mis en ligne par le journal Le Monde pour vérifier la fiabilité d’une information en 3 clics. Mais aussi prendre conscience de nos préjugés cachés pour éviter de tomber dans ces pièges. On peut par exemple mentionner des outils en ligne, comme le Projet Implicite de l’Université d’Harvard, mais il en existe bien d’autres. Restent les émotions : ils ne s’agit pas de les éliminer, car le plus souvent, comme l’a remarqué Antonio Damasio dans son livre L’erreur de Descartes (1994), elles nous aident à prendre des décisions rationnelles. Mais plutôt former en nous les « bonnes émotions », comme l’empathie, qui nous orientent vers le bien commun, plutôt que les émotions comme la peur qui nourrissent les comportements irrationnels et narcissiques.
Catherine Belzung, membre du CA des Semaines sociales de France