La clause Molière et le travail des étrangers

Tous les 15 jours, retrouvez Pierre-Yves Stucki et sa chronique sur la pensée sociale et l’actualité, au micro de Paul Keil sur Radio Jérico.

A partir de la chronique du 28 mars 2017.

La « clause Molière » est née de l’action d’un élu local, adjoint au Maire d’Angoulême. Son objectif était de lutter, dans le cadre des marchés publics, contre le système des « travailleurs détachés », qui permet de contourner le droit du travail français en mobilisant des travailleurs issus d’autres pays et qui restent soumis au droit du travail de leur pays d’origine – ce qui constitue une forme assez redoutable de dumping social.

Pour ce faire, il a inséré dans les marchés publics une clause qui exige que tous les travailleurs mobilisés sur le chantier parlent français, la langue de Molière – d’où son nom.

A priori le code des marchés publics garantit l’égalité d’accès des entreprises à la commande publique et n’autorise pas ce type de clause discriminante. Il fallait donc une justification pour la rendre acceptable – en l’occurrence, la sécurité et la qualité. On conçoit bien que si les ouvriers ne comprennent pas la langue de leur environnement et de leur donneur d’ordre, cela complique les choses.

Au fond, c’est l’histoire de Babel. Pour arrêter la construction d’une tour qui devait aller jusqu’au ciel, Dieu s’est contenté d’empêcher les ouvriers de se comprendre, en introduisant les diverses langues. Le sujet n’est donc pas vraiment nouveau.

La clause Molière fait dire en tout cas à ses initiateurs qu’elle montre que le politique peut encore – s’il en a vraiment la volonté – agir sur le cours des choses, qu’il n’est pas démuni, réduit à laisser faire une mondialisation implacable.

L’initiative a depuis fait école. Après sa première application en 2015 à Angoulême, la clause a été adoptée par plusieurs régions : Normandie, Hauts-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes et dernièrement l’Ile-de-France. Mais l’initiative n’est pas passée comme une lettre à la poste. En Ile-de-France, elle a fait l’objet d’une motion du groupe MoDem, pourtant membre de la majorité régionale. Déjà en 2016 les sénateurs UDI avaient rejeté un amendement pourtant présenté par la majorité sénatoriale à laquelle ils appartiennent.

La clause Molière suscite même des réactions très hostiles. Le Secrétaire général de la CFDT Laurent Berger, pourtant opposé au travail détaché, a déclaré qu’elle était « à vomir », et son homologue de la CGT la juge « scandaleuse ».

Pourquoi ces réactions hostiles si la clause Molière paraît si vertueuse ?

Il y a tout d’abord un problème de réception. La frontière est ténue entre lutter contre les travailleurs détachés… et refuser les travailleurs étrangers tout court. Pour le dire autrement : n’y aurait-il pas derrière tout cela un parfum de « préférence nationale » qui pourrait exciter des esprits déjà assez enclins au repli identitaire ?

Il y a aussi un effet indésirable problématique. Empêcher un travailleur étranger de travailler parce qu’il ne maîtrise pas encore la langue n’est pas de nature à favoriser son intégration dans le pays qui l’accueille. Or « le travail est une des clefs de la pleine intégration dans la société »[1].

La doctrine sociale s’est penchée sur la question du travail des étrangers et de leurs droits :

« Les institutions des pays d’accueil doivent veiller soigneusement à ce que ne se répande pas la tentation d’exploiter la main d’œuvre étrangère, en la privant des droits garantis aux travailleurs nationaux, qui doivent être assurés à tous sans discriminations. »[2]

Sans ambiguïté – et même si elle concerne au départ les travailleurs immigrés – cette affirmation s’oppose au travail détaché. Mais on lit plus loin :

« Les immigrés doivent être accueillis en tant que personnes et aidés, avec leurs familles, à s’intégrer dans la vie sociale. »[3]

Cette phrase concerne directement notre propos. Si elle ne mentionne pas explicitement la question de la langue, elle exclut assez clairement d’empêcher l’accès au travail aux travailleurs étrangers.

La clause Molière apparaît ainsi, pour certains, comme la mauvaise réponse à un vrai problème. Je crois qu’il ne faut cependant pas la balayer trop vite. On ne peut pas reprocher l’inaction des politiques et quand ils agissent, le leur reprocher sous prétexte que leur action n’est pas parfaite. La clause Molière a le mérite d’exister, de poser le débat et de rappeler qu’on peut agir.

Mais à l’évidence, elle pose des problèmes au moins autant qu’elle en résout. En voulant pénaliser le travail détaché, elle pénalise aussi l’intégration des migrants, ce qui n’est guère en accord avec la doctrine sociale.

Il faut aller plus loin et attaquer directement le problème du travail détaché. On ne peut pas se contenter de le faire de manière indirecte par la langue. La vraie solution est de réviser la directive européenne du 16 décembre 1996 qui autorisait le travail détaché. C’est ce qu’ont demandé plusieurs ministres du travail et de l’emploi de l’Union européenne dès 2015. Le processus est lancé, il faut maintenant qu’il aboutisse.

 

Pierre-Yves Stucki,
Membre du Conseil des Semaines sociales

 

[1] People on the Move n° 110, Conseil Pontifical pour la Pastorale des Migrants et des Personnes en Déplacement, août 2008

[2] Compendium, 298

[3] id.

3 Commentaires

  1. Lili

    Les élus qui ont voté cette clause sont des lâches. Ils cautionnent le travail détaché qui permet aux entreprises de sous-payer les ouvriers, coupent dans les effectifs de la Fonction publique ce qui entraîne la disparition des Inspecteurs du travail, puis font semblant d’agir avec une clause tout simplement xénophobe et par ailleurs inapplicable, en tout cas invérifiable. Ainsi on peut continuer à embaucher des ouvriers à moins que le SMIC (croyez bien que Bouygues et consorts font le lobbying qui faut pour que l’UE ne revienne pas sur les travailleurs détachés), tant qu’ils parlent français (c’est quoi parler français? 300 mots? 3000 mots?). Rassurez vous tout un marché de l’apprentissage du français minimal va se mettre en place pour contourner cette clause Molière, par ailleurs invérifiable (déjà que les inspections du travail ne vérifient pas l’existence d’un contrat de travail…)

    Il faut exiger que le contrat de travail corresponde au minimum au lieu d’exercice de l’activité sauf si le contrat de droit étranger est plus favorable. Ca s’appelle le progrès social.

    Maintenant si on va encore plus loin que vous dans les choses qui fâchent, il faut dire aussi que pour les gens qui sont dans un discours anti-migrants, le travail détaché est une bonne chose. En effet il ne s’applique qu’aux ressortissants de l’UE. De ce fait, il constitue un frein à l’immigration pure et simple des travailleurs européens non-français. En clair, l’ouvrier polonais qui gagne 300 euros dans son pays, s’il vient en France, sera payé peut-être 600 comme travailleur détaché (désolée je n’ai aucune idée des chiffres réels). Il va donc certainement venir un an ou deux, voire six mois par an, puis repartir en Pologne, parce que 300 € d’écart ça ne justifie pas de quitter son pays et ses attaches, et d’ailleurs ça ne permet pas de payer son installation en France. Mais ça permet de gagner plus et d’envoyer de l’argent à la famille au pays.

    Si le travail détaché est supprimé, l’ouvrier polonais qui vient en France sera payé au SMIC et bénéficiera des avantages du droit du travail français. Humainement c’est ce que l’on souhaite, maintenant il faut assumer que, dans un espace européen où venir en France prend quelques dizaines d’heures, c’est une forte incitation à l’immigration définitive des pays les plus pauvres aux pays les plus riches. Et bizarrement je pense que les élus qui ont voté la clause Molière (et leurs électeurs) ne le souhaitent pas.

    Le travail détaché c’est en gros une manière de lutter contre l’immigration définitive en permettant le mouvement de population intermittent, saisonnier ou ponctuel. C’est un choix qui peut s’assumer, ou pas. Mais il ne faut pas cacher cet aspect, en débattre.

  2. Lili

    J’ai oublié de dire aussi que lors d’une rencontre européenne de jeunes, un jeune letton a expliqué qu’un tiers de la population de moins de 25 ans de son pays avait quitté la Lettonie pour l’Allemagne. Une saignée, un scandale, une déstabilisation profonde du pays sur le plan humain, familial, social, économique, culturel.

    Lui, il est pour, archi-pour, la clause sur les travailleurs détachés, parce qu’elle réduit l’avantage salarial à l’émigration. Pour lui, il y a un dumping social inversé (la Lettonie ne peut pas se permettre pour l’instant une protection sociale et des salaires de niveau allemand) de l’Europe riche contre l’Europe de l’Est. Et je peux vous dire que l’Europe, il ne la vit pas comme une chance pour son pays…. en tout cas pas dans ces conditions.

  3. nicolas

    Lili,
    Donc sortons de l’Union européenne.

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