Budgets de référence : un regard neuf sur l’inclusion sociale

Par Jérôme Vignon

Il en est des sciences sociales comme des sciences physiques : il arrive qu’en cherchant on fasse une découverte inattendue. C’est ce qui est arrivé à l’ONPES (Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale). L’Observatoire voulait diversifier les indicateurs de mesure de la pauvreté. Ceux-ci portent majoritairement sur des seuils de ressources en dessous desquels il est difficile voire impossible de se sentir membre du corps social.

Ces seuils depuis des décennies sont donc calculés comme un pourcentage du « niveau de vie médian ». Mais où fixer le niveau d’un tel seuil ? 50% selon les conventions adoptées par l’OCDE qui rassemble des pays développés et des pays émergents ; ou 60% selon la convention en usage depuis les années 70 dans l’Union européenne ? Cet arbitraire n’est pas gênant lorsqu’on procède à des comparaisons internationales ou lorsqu’on mesure une évolution dans le temps. Il pose question lorsqu’on cherche à caractériser dans l’absolu la pauvreté des personnes dont le niveau de vie est inférieur au seuil : 8,6 millions de personnes en France métropolitaine par exemple vivaient sous le seuil de 1000 euros de niveau de vie mensuel, seuil correspondant à 60% du niveau de vie médian en 2013, selon les dernières estimations de l’INSEE.

Pour échapper à cet arbitraire, l’ONPES a suivi une démarche nouvelle, inspirée d’une voie explorée par des chercheurs de la très britannique Rowntree Foundation. La nouveauté était double. Elle consistait d’abord à observer non des ressources mais des besoins reconnus comme absolument indispensables pour participer effectivement à la vie sociale, soit un « panier de biens et de services minimal pour l’inclusion ». Elle construisait ensuite cette observation non pas d’après des dires d’experts, mais sur la base de panels citoyens reflétant diverses familles types et réunissant des familles de toutes conditions sociales, « pauvres » ou non « pauvres ». Ainsi échappait-on en grande partie à l’arbitraire. Les résultats ont d’abord surpris par le niveau élevé des budgets de référence ainsi construits : 1464 euros mensuels pour une personne vivant seule, locataire du secteur social. Il conduisait à estimer le nombre des personnes subissant des manques ou des privations au regard des budgets de référence comme étant deux à trois fois supérieurs à celui des personnes vivant en dessous de seuils de pauvreté conventionnels. Apparaissaient au grand jour en quelque sorte nombre de familles qui sans être « pauvres » devaient au moins transitoirement renoncer à accéder à certains des biens et services considérés par les Français comme indispensables. En seconde lecture, ces résultats se sont avérés très proches de ceux fournis par d’autres enquêtes interrogeant les Français sur les revenus nécessaires pour selon eux « joindre les deux bouts ».

Un colloque européen convié par l’ONPES vient de souligner la richesse des pistes ouvertes par cette approche nouvelle de l’inclusion sociale. Elle amène à regarder les situations de pauvreté dans un continuum social et non comme une agrégation de groupes sociaux aux contours précis. On observe avec cet outil nouveau que les mêmes biens et services, plus particulièrement les services dont l’offre est très liée à l’action des collectivités locales (logement, crèches, transport quotidien, biens culturels) font l’objet de restrictions pour de nombreuses familles dont les revenus peuvent atteindre jusqu’au quatrième décile voire au cinquième décile de la répartition des revenus. L’intensité des restrictions est seulement beaucoup plus forte pour les familles les plus modestes. Améliorer l’accès à cette offre, améliorer sa qualité c’est à la fois réduire la grande pauvreté et améliorer le quotidien d’un grand nombre. Une perspective qui donne du grain à moudre aux stratégies de développement social territorial et de l’espoir à ceux qui vivent la lutte contre la pauvreté comme un enjeu essentiel du bien commun.

Jérôme Vignon, Président des Semaines sociales de France, préside depuis 2011 l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale

 Photo DR.

5 Commentaires

  1. JPR

    Je comprends bien tout l’intérêt de cette approche par les besoins et non par un pourcentage, plus ou moins arbitraire, des revenus comme c’est actuellement le cas avec les seuils de pauvreté.
    Mais je me demande en ce cas s’il ne serait pas utile de marquer aussi les différences entre régions par exemple ou entre villes et campagne. Non pas pour dissoudre la pertinence de l’approche par une sorte d’atomisation et de dispersion des besoins, mais aussi pour rendre les réponses des différentes formes d’aide et d’accompagnement vers l’insertion plus pertinentes, plus efficaces. Cette approche a-t-elle été évoquée au sein de l’ONPES ? Qu’est-ce qui s’y opposerait ?

    • Jérôme VIGNON

      Observation de JPR tout à fait justifiée. Le coût de collecte de l’information (30 groupes de travail, 200 personnes participantes ) limitent le champ géographique des mesures . En l’occurrence ces budgets de références ont été évalués dans deux villes moyennes , Tours et Dijon. L’ONPES a le projet d’étendre l’enquête de base à des zones rurales et à la région parisienne . Les budgets de référence ne renseignent pas sur la manière dont les besoins pourraient être satisfaits. ll est admis par hypothèse qu’ils sont acquis sur le marché . D’où l’utilité d’enquêtes complémentaires portant sur l’offre de services « non marchands  » et sur l’entre aide . Un projet de ce type (budget de référence et estimation de ce qui est fourni par l’offre municipale publique est à l’étude en partenariat avec le Centre d’action sociale de la mairie.

  2. Mathieu monconduit

    Le corollaire d’une situation matérielle inférieure au budget de référence peut être non seulement le non accès à certains biens mais aussi le choix de renoncer à l’un plus qu’à l’autre de ces biens. Dans le cas de l’accès aux soins il existe un gradient social non seulement du fait de la restriction elle-même mais de la nature de celle ci et ainsi de la gravité potentielle du renoncement. Comme il avait été montré dans une étude de l’Irdes, menée par entretiens (http://www.irdes.fr/Publications/2011/Qes169.pdf ), « des individus appartenant à une catégorie sociale moyenne pourront renoncer à un implant dentaire, tout en disposant d’alternatives thérapeutiques, alors que ceux vivant dans la précarité vont plus souvent renoncer à remplacer une dent manquante ». Chez les personnes en situation de précarité les renoncements portent souvent sur des soins médicalement nécessaires dont la réalisation aurait évité des complications graves, voire mortelles. Comment prendre en compte cet effet amplificateur de la distance avec le seuil retenu , quand cette distance s’accroit?

  3. VIGNON

    Les budgets de référence ne sont pas la meilleure méthode d’analyse des non recours aux soins , car ils sont établis sousl’hypothèse que les familles et leurs membres sont en bonne santé. Le poste des besoins en soins se réduit alors à l’acquisition de mutuele complémentaire à un niveau jugé minimal de garantie.
    L’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale a retenu dans la liste de ses indicateurs le taux de non recours aux soins pour raison financière commenté cghaque année . Malgré l’extension de la CMU et de l’ACS (aide à la complémentaire santé) , ce taux a eu tendance à augmenter, notamment chez les personnes âgées. On s’aperçoit que certaines d’entre elles renoncent à se soigner lorsque cela n’estpas absolument indispensable. Elles préfèrent parfois « aider leurs enfants » que d’acquitter un reste à charge parfois élevé comme dans le cas de soins dentaires .

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