Par Jérôme Vignon
Que pensent vraiment les Français de l’Union Européenne ? On sait que leur adhésion tend à s’éroder avec le temps, comme le montrent les enquêtes spécialisées de l’Eurobaromètre, et comme le rappelait encore tout récemment un sondage de l’institut CSA selon lequel près de 54% des citoyens la définiraient de manière négative. A y regarder de près, on reste cependant perplexe. Comment comprendre que selon le même sondage, seulement 9% des électeurs considèrent que l’UE est « avant tout un frein à la souveraineté nationale », alors que selon d’autres sondages, de l’ordre d’un quart d’entre eux soutiendraient les thèses du Front national dont un accent majeur consiste à restaurer la souveraineté nationale en s’affranchissant de la « tutelle de Bruxelles ».
Si les opinions peuvent autant varier en fonction des contextes et des conditions de sollicitation, c’est sans doute que les Français ont bien compris que dans le contexte global où nous nous trouvons, la souveraineté nationale ne garantit pas la capacité nationale d’agir effectivement. Rien ne saurait mieux l’illustrer aujourd’hui que la question de l’impôt perçu sur les bénéfices des sociétés. Dans ce domaine, les Etats membres de l’UE ont gardé la pleine souveraineté. L’article 113 du Traité sur le fonctionnement de l’UE prévoit bien la possibilité que certains impôts puissent faire l’objet d’une harmonisation, mais sous la réserve que ces dispositions soient prises à l’unanimité. Autant dire qu’il ne s’applique pas. Cet article soumet de fait les économies des Etats membres au régime du moins disant fiscal.
En l’absence de règles fiscales communes, les Etats de l’UE sont mis en concurrence par les sociétés opérant de manière transnationale : leurs stratégies de « programmation fiscale agressive » obtiennent de ramener leur taux effectif d’imposition à des niveaux dérisoires au regard de ceux qui sont acquittés par des entreprises d’envergure nationale. La localisation optimale du siège, la négociation bilatérale de « rescrits fiscaux » avec une administration nationale complaisante sont des outils d’autant plus attractifs que les actifs se dématérialisent, comme ce fut récemment illustré par le cas de Google qui consolide en Irlande, à un taux infime la totalité de ses bénéfices européens.
Le scandale des Luxleaks mettant en lumière l’évasion fiscale légale mais moralement inacceptable dont jouit le Luxembourg, l’action opiniâtre du Parlement européen (commission Lamassoure) ont commencé de faire prendre conscience de ce que l’impuissance des nations est ici la conséquence de leur souveraineté ou plus précisément de leur refus d’exercer en ce domaine une souveraineté partagée. Cette prise de conscience a permis de relancer une initiative déjà ancienne de la Commission européenne dénommée ACCIS (assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés) Elle mettrait fin, si elle était appliquée, aux principales distorsions actuelles sans ôter aux Etats la possibilité de déterminer le taux de l’IS. Ses chances d’aboutir sont nulles si notre conception de la souveraineté demeurait celle de Jean Bodin, fondateur du principe de la souveraineté nationale, selon lequel elle incarne la puissance de la nation. C’était au 16e siècle.
Jérôme Vignon
ancien président des Semaines sociales de France,
ancien haut-fonctionnaire de la Commission de Bruxelles